Textes d’Hadewijch[1]

Copyright 2012 Dominique Tronc

Poèmes 

1. Remarquable introduction et notes :

La plupart des béguines furent écartées des ordres car on craignait l’afflux féminin (8) ; elles ont donc des règles écrites mais ne prononcent pas de vœux (7) ; elles auraient été au nombre de 200 000 rien qu’en Allemagne occidentale (14) ;

« Conscience nouvelle de la solitude de l’âme avec Dieu, de sa noblesse divine, de sa liberté intangible » (11) ; Les 2 propositions de condamnation de M. Porete : les vertus obéissent à l’âme anéantie, l’âme ne se soucie plus des consolations ou des dons de Dieu, lui seul retient son attention ; la seconde est reprise par Catherine de Gênes (et se trouve aussi dans Jean de la Croix) (12n) ;

« Les historiens et les critiques qui se sont occupés des auteurs spirituels se font généralement la tâche trop facile, en réduisant au même dénominateur psychologique et doctrinal une mystérieuse diversité d’expériences extérieures. » (17n) ;

La mystique de l’amour rend simplement à Dieu ce qui est à lui, en lui et n’a jamais existé ailleurs que comme une parodie (18-19) ;

Eckhart peu original (19), intègre dans la théologie les expériences spirituelles des milieux populaires (20)

La recherche de l’immédiat (20, 49 = sans moyens), les distinctions personnelles “défaillent” dans l’unité, la vacance intérieure s’accompagne d’une parfaite disponibilité au prochain, le développement spirituel est retour à ce qui est, liberté héroïque (21)

Tourbillon et non abîme (34) ; L’âme vaque au pur amour vers l’unité divine (35)

Rapides changements tant que deux volontés se cherchent ; dans un dernier naufrage dépasser l’heur et le malheur pour rendre hommage à la pure Vérité (44)

Influence sur Ruusbroec : (46), (47), (56), (161n nudité), (171n 172n), (179n) ; sur M. Porete, sur Jacopone da Todi (puis sur Catherine de Gênes, 52, 54, 148, 184-185) : union sans moyen, nudité d’intention (50)

Ces groupes se retrouvent “comme des flammes qui se rejoignent en un clin d’œil à travers les pierres aveugles d’un monde inanimé” (52)

Simplicité (152n)

Silesius (159n)

 

2. Hadewijch :

Cette âme, il faut qu’elle soit arrachée par l’amour à son être propre / et lancée dans l’abîme d’en-haut /… élevée par la sentier ténébreux à l’être de la grâce (139)

Un noble je ne sais quoi, ni ceci ni cela, / qui nous conduit (141)

Dans la déité, / nulle apparence de personne (155)

L’infini engendre son égal / …mutuel amour / …école d’amour / à l’intérieur de l’âme (160-161)

Dieu demeure incirconscrit / dans l’amour nu (164)

Je ne me mêlerai pas aux serviteurs, / qui attendent prix ou salaire … / je ne saurais … meule de moulin nager dans la rivière … / Nous avons cru jadis posséder quelque chose, / mais c’est du tout au rien que nous chasse l’amour (170-171)

…simplicité déserte et sauvage / qu’habitent dans l’unité les pauvres d’esprit (174)

Vous devez être en grande erreur / de chercher au dehors la lumière en parties, / alors qu’elle est toute en vous et vous libère totalement (178)

Salut! Source première en nous-mêmes, … (182)

Lettres

Lettre II. S’en remettre de toute chose à l’amour.

(66) Mais le vrai fidèle n'ignore pas que la bonté du Bien-Aimé est toujours plus grande que nos fautes. On ne doit ni s'attrister d'avoir à souffrir, ni soupirer après le soulagement, mais donner le tout pour le tout et faire le sacrifice de son repos. Réjouissez-vous à toute heure dans le seul espoir de gagner l'amour même ; car si vous désirez la charité parfaite, il ne faut accepter aucune consolation en retour de votre peine, que le seul amour.

Soyez donc sur vos gardes et ne laissez point troubler votre paix. Faites le bien en toute circonstance mais sans nul souci de profit, ni de la béatitude, ni de la damnation, ni du salut ni des peines infernales ; ne faites rien, ne laissez rien que pour l'honneur de l'amour. Si telle est votre conduite, vous guérirez bientôt. Souffrez volontiers de sembler stupide aux hommes : on s'approche beaucoup de la vérité en acceptant de le paraître. Mais soyez docile et prompte au service de tous, et contentez les autres chaque fois que vous le pouvez sans vous avilir. Soyez joyeuse avec ceux qui se réjouissent, pleurez avec ceux qui pleurent, soyez bonne envers ceux qui ont besoin de vous, dévouée envers les malades, généreuse avec les pauvres et recueillie intérieurement au-dessus de toute créature [note : mot à mot, « une en esprit au-­dehors de toute créature »]. (…)

(67) Vivez pour Dieu, je vous en conjure, de façon à ne pas manquer aux grandes oeuvres qui sont votre vocation. Ne donnez jamais le pas sur elles à des travaux de moindre importance, écoutez ma prière et mon conseil. Car les grandes occasions ne vous feront jamais défaut de pren­dre peine au service de Dieu. De toute occasion mauvaise, il vous a gardée, pour peu que vous-même veuillez être attentive : avouez que votre voie, par sa grâce, est facile. Tout bien pesé, vous avez à peine souffert assez pour vous conduire à la maturité, où vous êtes tenue de par­venir si vous voulez rendre justice à Dieu, comme vous ne laissez point, je crois, de le vouloir.

Parfois cependant vous sentez telle angoisse en votre cœur qu'il vous semble être abandonnée de Dieu, mais gardez-vous pour cela de perdre confiance. Car je vous le dis en vérité : toute misère, tout exil que l'on supporte avec bonne volonté et pour son amour, est agréable à Dieu [mot à mot, « est convenable au Tout de Dieu »] et nous rapproche de sa pure Essence. Mais il ne sied point que nous sachions si cela lui plaît, car nos peines prendraient fin avant le temps. Un homme voyant (68) à découvert la volonté de Dieu et la complaisance qu'il prend en nos peines, volontiers pour lui irait au fond de l'enfer, mais tout progrès, toute croissance intérieure lui serait interdite, faute de souffrance. Si nous savions en effet que nos œuvres plaisent à Dieu, plus rien ne nous toucherait.

Vous êtes jeune encore, et vous devez grandir : il vous est bien meilleur de supporter les peines, si vous voulez suivre sa voie, et de souffrir pour l'honneur de l'amour, que de chercher à le sentir. Prenez ses intérêts, comme étant vouée pour toujours à son noble service. (…)

Servez en toute beauté, ne veuillez rien, ne craignez rien : laissez l'amour librement prendre soin de lui-même ! (…)

(69) En une seule chose pourtant il sied de garder la crainte : on doit redouter sans cesse de ne pas servir l'amour comme il en est digne. Cette crainte même nous emplit d'amour et suscite en nous une tempête de désirs. Par moments à vrai dire il nous semble que nous avons fait ce que nous pouvions faire pour l'amour et qu'il ne nous aide pas, ne nous aime pas selon nos mérites tant que nous l'accusons de la sorte, nous ne pouvons res­sentir la crainte dont je parle. C'est elle seule pourtant qu'il convient d'admettre : laissez-lui libre jeu dans votre cœur et qu'elle le visite à son gré.

 

Lettre IV. Les égarements de la raison.

(75) … Ne vous laissez pas accabler par les fautes que vous reconnaissez. Car le chevalier vraiment humble n'aura pas souci de ses plaies s'il regarde les blessures de son divin Seigneur. Lorsque Dieu jugera le temps venu, tout sera vite guéri : souffrez donc avec patience. A la raison Dieu donnera lumière, constance et vérité ; la volonté entendra raison et de nouvelles forces lui viendront. Et la mémoire à son tour se trouvera vaillante, car le Tout-Puissant chassera d'elle toute angoisse et toute peur.

En bref, la raison s'égare dans la crainte, dans l'es­pérance, dans une règle de vie que l'on veut garder, dans la charité envers le prochain, dans les larmes, dans le désir des goûts spirituels (…)

 

Lettre VIII. La double crainte.

(98) A mesure que la dilection grandit entre ces deux êtres (Dieu et l'âme), une crainte aussi dans l'amour ne cesse de croître. Ou pour mieux dire, une double crainte. Ce que l'on redoute d'abord, c'est de n'être pas digne d'un si grand amour, de ne jamais donner assez pour le de­venir, et cette crainte est parfaitement noble. Elle nous fait avancer plus que toute chose, car elle nous soumet totalement à l'amour, nous tenant toujours prêts à suivre ses ordres. Elle garde l'âme dans la charité et dans les sentiments dont elle a le plus grand besoin. Elle nous humilie justement lorsqu'il nous est bon d'être éveillés et effrayés. Car la peur de ne pas mériter si grand amour suscite en notre humanité la tempête d'un désir sans merci. Rien ne donne si parfait discours que de souffrir par amour, car l'amour craint toujours que ses paroles ne soient pas jugées dignes d'être entendues par son amour. Cette crainte est libératrice, car l'âme oublie tout et ne sent plus rien dans son désir de plaire à celui qu'elle aime. Elle se trouve ainsi parée d'une beauté nouvelle. C'est une noble passion qui éclaire l'esprit, instruit le cœur, purifie la conscience, conféré sagesse à l'intelli­gence, unité à la mémoire, maintient la vérité dans les oeuvres et les paroles et nous donne de ne redouter au­cune mort. Voilà ce que fait en nous la crainte de ne pas aimer assez le bel Amour.

La seconde crainte est que l'Amour ne nous aime pas assez, car il nous lie et nous angoisse de telle sorte que nous sommes accablés sous la charge, et que son secours vraiment semble nous manquer : nous pensons être seuls a aimer. (…)

 

Lettre XI. Qui aime Dieu comme je l’aime ?

… (110) Depuis l'âge de dix ans, j'ai été pressée de telle sorte par l'amour en sa ferveur extrême, que je serais morte avant la fin de la seconde année si Dieu ne m'avait donné d'autres forces que celles dont les hommes disposent communément, et s'il n'avait recréé ma nature selon la sienne. Car il m'impartit bientôt l'intelligence et l'orna de belles lumières, il me fit des présents nombreux, me donnant de Le sentir et se révélant Lui-même. Il le fit par tout ce que je découvrais entre lui et moi dans le rapport intime de l'amour, car les amants n'ont point coutume de se cacher, mais de se manifester au contraire l'un à l'autre dans le sentiment réciproque, lorsqu'ils se savourent jusqu'au fond, se dévorent, se boivent et s'en­gloutissent sans réserve aucune.

Par les signes nombreux que mon Aimé divin m'a donnés au début de ma vie d'amour, il m'a donc inspiré telle confiance en lui que j'ai souvent cru sentir envers lui un amour sans exemple. La raison entre-temps me faisait bien comprendre que je n'étais pas, de toutes les créatures, la plus proche de lui, mais le lien de l'amour même, ressenti au plus intime, ne me permettait pas d'éprouver et de croire ce qu'elle voulait me faire enten­dre. Il en est donc ainsi avec moi : je ne crois pas, au fond, que mon amour est le plus parfait qui soit, mais je ne puis d'autre part admettre qu'un seul homme vive dont Dieu est aimé plus que de moi. A certaines heures, l'Amour m'éclaire et je vois bien ce qui me manque pour aimer Dieu selon qu'il en est digne ; à d'autres moments, la suave nature de cet Amour m'aveugle à tel point que dans le goût et le sentiment de lui-même, je suis com­blée - je me trouve si riche, que je dois en silence lui confesser qu'il me suffit.

 

Lettre XII. Le précepte suprême.

… (114) Ceux qui s'y appliquent et désirent satisfaire Dieu en amour, commencent dès ici-bas la vie qui est celle de Dieu même dans l'éternité. Car le ciel et la terre se vouent dans un hommage toujours nouveau à lui rendre le juste amour que sa noble nature exige, sans le pouvoir jamais parfai­tement. La charité sublime, en effet, et la grandeur qui est Dieu même ne sauraient être satisfaites ni connues par aucune oeuvre accomplie à son service, et toutes les âmes du ciel brûlent éternellement sans que diminue la dette de leur amour. Aussi l'homme qui ne prend nul repos et n'accepte nulle consolation étrangère, mais s'efforce à toute heure de satisfaire à l'amour, commence sur terre la vie éternelle - celle des bienheureux avec Dieu dans l'amour fruitif.

Tout ce que nous pouvons penser de Dieu, ou com­prendre ou nous figurer de quelque façon, n'est point Dieu. Car si les hommes pouvaient le saisir et le concevoir (115) avec leurs facultés, Dieu serait moins que l'homme et nous aurions vite fini de l'aimer : ainsi en est-il des hom­mes sans profondeur, chez qui l'amour est si vite épuisé.

Je veux parler de ceux qui ne sont pas attachés à l'amour éternel et ne veillent pas constamment dans leur cœur à le satisfaire. Ceux que brûle au contraire le souci de lui plaire, ceux-la sont comme lui éternels et sans fond. Car leur conversation est dans le ciel et leur âme suit partout le Bien-Aimé, qui est d'une profondeur infi­nie. Aussi les aimât-on d'un amour éternel, jamais le fond de l'amour n'est atteint, de même qu'ils ne peuvent attein­dre celui qu'ils aiment ni payer toute leur dette, alors pourtant qu'ils ont pour unique volonté de le satisfaire ou de mourir en chemin. (…)

(119) Jacob, c’est tout amant victorieux : par la vertu de l’amour, il l’emporte sur Dieu et obtient de Lui qu’Il soit son vainqueur. Ayant gagné d’être vaincu et reçu sa bénédiction, il (120) peut aider d'autres âmes à se laisser gagner : celles qui ne sont pas assez vaincues, qui cheminent encore sur deux pieds, et non point comme Jacob. Car Jacob fut blessé dans le combat et resta boiteux : par cette défaite qui le rend infirme, il contraint l'Ange à le bénir. Quiconque veut lutter avec Dieu doit obtenir d'être vaincu par Lui, et devenir infirme d'un côté - de ce côté où il préféré à Dieu quelque chose et demeure attaché à ce qui n'est pas Dieu même. Quiconque n'aime pas Dieu par-dessus tout et n'est pas uni à lui dans l'unique Bénédiction, celui-­là chemine encore sur deux pieds, il n'est pas vaincu et ne peut goûter cette grâce. Il vous faut si totalement et si simplement vous renoncer que vous brûliez d'un feu pur au plus simple de vous-même, - que le feu occupe telle­ment votre être et votre agir, que rien ne vous soit plus rien, sinon Dieu seul : ni plaisir ni peine, ni faveur ni labeur. (…)

(121) … Ah ! vraiment aidez-nous, par un amour pur et sans partage à faire aimer notre Bien-Aimé. Pour me résumer d'une seule parole, ce que je veux de vous est une vraie charité envers Dieu - voilà ce que je vous prie et vous conjure de faire : donnez-lui ce que nous manquons encore à lui donner !

Qu'il soit avec vous. Hâtez-vous d'aimer !

 

Lettre XIII. L'amour est inapaisable.

… (123) …Nul ne peut devenir parfait en amour qui n'obéit d'abord à sa raison. Car celle-ci aime Dieu selon sa dignité, et les hommes nobles selon que Dieu les aime, et les pécheurs selon leurs besoins. C'est ainsi que l'âme doit tendre de toutes ses forces à la perfection de l'amour - de l'amour inapaisable à jamais. Car on a beau faire : un homme peut satisfaire Dieu aux yeux de ceux qui le voient, il s'en faut bien qu'il satisfasse l'amour ; Il ne cessera point de ressentir ses exigences et ses violents désirs au-delà de tous les biens acquis ou possédés.

On ne saurait plaire à l'amour qu'en étant privé de tout repos, que ce soit dans les amis ou les étrangers, ou dans l'amour lui-même. C'est une exigence terrible de notre vie, en vérité, qu'il faille renoncer même à l'apai­sement de l'amour pour apaiser l'amour ! Mais ceux qui se sentent attirés dans l'amour et captivés par lui, connaissent bien leur dette immense : ils doivent l'affron­ter et satisfaire à chaque instant aux ordres de sa puis­sante nature. Oui, leur vie est misérable, et plus que le cœur humain ne saurait supporter, car rien ne leur suffit jamais…

 

Lettre XVII. Agir avec les Personnes et reposer dans l’Unité. (138)

Soyez prompte et zélée en toute vertu,

- et n'ayez garde de vous appliquer à aucune.

Ne négligez aucune oeuvre,

- et ne faites rien de particulier.

Soyez bonne et pitoyable à toute misère,

- et ne prenez soin de personne.

Je voulais depuis longtemps vous donner ces avis car c'est chose qui me tient grandement à cœur.

Que Dieu même vous fasse comprendre ce que je veux dire, dans l'essence une et simple de l'Amour.

Ces défenses que je vous fais sont celles mêmes que Dieu m'a faites. Je désire vous les intimer à mon tour, parce qu'elles appartiennent en toute vérité à la perfection de l'amour - parce qu'elles conviennent de façon juste et parfaite à la Déité. Les modes que j'ai mentionnés désignent en effet (les aspects de) l'Etre divin. (…)

(142) Tant que l'on cherche l'amour et que l'on est à son service, on doit tout faire à son honneur, car durant tout ce temps on est homme, et on demeure dans le besoin : nous devons agir généreusement en toute chose, aimer personnellement le prochain, le servir et compatir à ses peines, car nous sen­tons partout le manque et le besoin. Mais dans la fruition d'amour, on est devenu Dieu puissant et juste. Alors la volonté, l'oeuvre et la puissance sont également justes. Ces trois sont (comme) les trois Personnes en un seul Dieu.

Ces défenses me furent intimées il y a quatre ans à l'Ascension, par le Père, à l'instant que son Fils descen­dait sur l'autel. Dans cette venue, Celui-ci m'embrassa et par ce signe, je fus désignée. Et unie à Lui, je parus devant son Père, qui me reçut en Lui et Le reçut en moi. Me trouvant accueillie et illuminée dans l'Unité, je com­pris cette Essence et la connus plus clairement qu'on ne peut le faire ici-bas d'aucune chose connaissable, par paroles, raisons ou visions.

Ce semble merveille, mais pour merveilleux que je le nomme, vous ne sauriez, j'en suis sûre, vous en étonner.

(143) Car les paroles divines sont chose que la terre ne peut comprendre : pour tout ce qui se rencontre ici-bas, on peut trouver assez de paroles en flamand, mais pour ce que je veux dire, il n'y a ni flamand ni paroles. J'ai pourtant connaissance de la langue autant qu'homme peut l'avoir ; mais pour ceci, je le répète, il n'est point de langage, et nulle expression que je sache n'y convient.

Je vous défends ainsi certaines choses et vous en ordonne d'autres, mais vous devez servir longtemps encore. Je vous interdis cette application particulière comme elle m'est à moi-même interdite par Dieu, mais vous devrez longtemps travailler dans les oeuvres de l'amour, comme je l'ai fait moi-même, comme ses amis l'ont fait et le feront encore. Je m'y suis vouée pour ma part à mon heure et n'ai point cessé de m'y tenir (sui­vant cette règle divine :) n'avoir d'affaire que l'amour, n'avoir d'oeuvre que lui-même, ne protéger que lui et ne demeurer qu'en lui. - Pour ce que vous avez à faire et à laisser en chaque chose, que Dieu lui-même, notre Amant, veuille vous le montrer !

 

Lettre XVIII. La nature de l'âme et son repos divin.

[Introduction : Suite de la Lettre XVII, qui complète l'explication du poème énigmatique. - La première partie développe, sur l'image de la société féodale, une conception que l'on trouve chez une autre béguine, l'auteur du Miroir des simples âmes. Dans l'état de perfec­tion spirituelle, comme le décrivent ces contemplatives, les vertus sont toujours avec l'âme (à son service), mais l'âme est toujours sans elles, c'est-à-dire toujours libre et livrée au seul amour. - Vient ensuite un passage digne d'attention : c'est un bref traité de psychologie mystique, ou l'âme et Dieu sont conçus comme deux réalités égale­ment mystérieuses, qui se voient, s'accueillent et se suffisent dans une liberté insondable. Le mot fond de l'âme n'est pas employé ici, mais un équivalent (diepheit). (L'expression gront der zielen se trouve ailleurs chez Hadewijch, sans avoir encore le sens précis qu'il aura dans la spiritualité d'introversion, chez Ruusbroec et Maître Eckhart). - Les deux paragraphes suivants, depuis : « la vue dont l'âme est pourvue », p. 147, jusqu'à : « mais elle n'est pas manifestée encore, ni à elle-même ni aux autres », p. 149, sont empruntés à Guillaume de Saint-Thierry, De natura et dignitate amoris. L'amour dépasse la raison, mais l'une prête à l'autre une précieuse et réciproque assistance. Cet amour revêt pour les hommes un aspect terrible, lorsque l'âme illuminée par lui retourne parmi eux. Les deux para­graphes s'insèrent à merveille dans le texte hadewigien et semblent porter sa marque, de telle sorte qu'on ne soupçonnerait pas l'em­prunt. - A lire attentivement ces deux lettres, XVII et XVIII, on voit qu'il ne s'agit nullement pour Hadewijch d'abandonner les oeuvres, au contraire, mais bien de n'œuvrer que par ordre de l'Amour, unique, intérieur et intangible. Dans cette obéissance, l'action et la contemplation ne sont en aucune façon obstacle l'une à l'autre.]

(145) Ah ! douce et chère enfant, que je vous souhaite la sagesse ! C'est de sagesse avant tout que vous avez besoin, comme tout homme qui veut être divinisé. La sagesse en effet conduit bien avant dans la profondeur divine. Mais nous vivons des jours ou plus personne ne veut, ne peut reconnaître ce qui vraiment lui faut, dans le service dû à Dieu et dans son amour. Ah ! vous avez bien à faire si vous voulez vivre l'Humanité et la Divinité, atteignant cette plénitude qui sied à votre noblesse, selon que Dieu vous aime et vous réclame. Etablissez-vous sagement et fortement, comme (un chevalier) sans peur, en tout ce qui vous appartient, en ce mode de vie qui vous sied, selon votre noblesse et votre liberté.

Celui qui est puissant au-dessus de toute richesse, donne à tous pleine suffisance, selon son pouvoir et sa gràce. Non point qu'il oeuvre ou apporte ses dons ou les confère de sa main, mais sa riche puissance et ses hauts messagers sont les vertus parfaites qui le servent et gou­vernent son royaume, et donnent à toutes les âmes ce dont elles ont besoin, selon l'honneur et la puissance de celui qui en est le maître. Elles confèrent à chacun ce qui sied à sa nature et à sa place : la Miséricorde soutient de (146) ses présents les pauvres les plus nus, qui sont prisonniers des vices, privés d'honneur et de tout bien. L'Amour du prochain défend le commun peuple contre les riches et pourvoit chacun de ce qui lui fait défaut. La Sagesse arme les nobles chevaliers, dont le désir brûlant livre pour le noble Amour de puissants combats. La Perfection donne aux compagnons d'armes son riche domaine, apanage sou­verain de l'âme dont je vous parle - cette âme qui, d'une volonté parfaite et sans faiblesse, en ses oeuvres parfaites, demeure noblement fidèle à toute volonté de l'Amour. La dispensatrice de ces quatre vertus est la justice, qui condamne ou approuve. Ainsi l'Empereur demeure libre et tranquille, parce qu'il ordonne à ses ministres de garan­tir l'équité, conférant aux rois, aux ducs, aux comtes et aux princes les nobles fiefs de son domaine et les droits précieux de son amour - de cet amour qui est la cou­ronne de l'âme comblée, fidèle à secourir chacun selon sa requête, sans avoir cependant pour elle nulle oeuvre ou entreprise que le pur amour de l'Aimé. C'est là ce que récemment j'ai voulu vous signifier, lorsque je vous ai parlé des trois vertus

Soyez bonne et pitoyable à tous, - et ne prenez soin de personne, et le reste que je vous écrivais (dans la lettre précédente). Veillez donc avec grand soin à la perfection de votre âme, (par nature) noble et parfaite. Mais entendez bien ce que cela veut dire : tenez-vous dans l'unité, ne vous mêlez d'aucune oeuvre bonne ou mauvaise, haute ou (147) basse ; laissez les choses suivre leur cours et restez libre pour le seul exercice de (l'union avec) votre Bien-Aimé, et pour satisfaire aux âmes que vous aimez dans l'Amour. Telle est votre dette, ce que vous devez à Dieu en toute justice selon la vérité de votre nature, comme aux âmes envers lesquelles vous partagez son amour : aimer Dieu seul d'une intention parfaitement simple, et n'avoir occu­pation que de cet amour unique, qui nous a choisis pour lui seul. - Comprenez aussi la nature profonde de votre âme et le sens même de ce mot. L'âme est un être qu'at­teint le regard de Dieu, et pour qui Dieu en retour est visible [note : Cette belle définition comporte un jeu de mots entre sienleec (visible, transparent) et siele (âme).]. Qu'elle veuille satisfaire Dieu et garder son domaine sur toute chose étrangère, dont la nature infé­rieure la ferait déchoir, l'âme est un abîme sans fond en qui Dieu se suffit à Lui-même, trouvant en elle à tout instant sa plénitude, tandis que pareillement elle se suf­fit en Lui. L'âme est pour Dieu une voie libre, où s'élan­cer depuis Ses ultimes profondeurs ; et Dieu pour l'âme en retour est la voie de la liberté, vers ce fond de l'Etre divin que rien ne peut toucher, sinon le fond de l'âme. Et si Dieu n'était à elle tout entier, il ne saurait lui suf­fire.

La vue dont l'âme est pourvue par nature est la cha­rité. [note : La vue naturelle de l'âme est la charité : le naturel chez nos auteurs n'est pas encore opposé à l'ordre de la grâce, comme il le sera dans une théologie plus récente.]

 Cette vue a deux yeux, l'amour et la raison. La (147) raison voit Dieu seulement en ce qu'il n'est pas ; l'amour ne s'arrête à rien qu'à Dieu même. La raison a des voies certaines où cheminer, l'amour éprouve son impuissance, mais sa défaillance le fait avancer davantage que la rai­son. La raison procède vers ce que Dieu est, par ce que Dieu n'est pas ; l'amour rejette ce que Dieu n'est pas, et trouve sa béatitude là même où il défaille, en ce que Dieu est. La raison est plus sobre que l'amour, mais c'est à celui-ci que sont données la suavité et la béatitude. L'une et l'autre au demeurant, l'amour et la raison, ne laissent pas de se prêter la plus grande assistance, car la raison instruit l'amour, et celui-ci illumine celle-la. Que la raison se laisse emporter par le désir de l'amour, et que l'amour se laisse contraindre par la raison en ses justes termes, ils seront capables ensemble d'une oeuvre inouïe, mais c'est chose qui ne peut être enseignée, si elle n'est pas éprouvée. Car la sagesse ne se mêle pas de cette passion admirable, ni de scruter cet abîme caché à tout être, ré­servé à la seule fruition d'amour [note : La phrase : « Car la sagesse ne se mêle pas... » ne se trouve pas dans Guillaume de Saint-Thierry : c'est une addition de Hade­wijch. L'insistance sur le caractère secret de la fruition d'amour, abîme inaccessible aux mesures et aux pensées des hommes, où l'âme reste cachée, introuvable, est caractéristique de la mystique bégui­nale, de celle de Ruusbroec et de Maître Eckhart.].  Rien d'étranger et (149) nulle âme étrangère n'a part à cette béatitude, mais celle-­là seule qui est nourrie maternellement dans ce bonheur même, dans les délices du grand amour, brisée par la dis­cipline de la miséricorde paternelle, attachée insépara­blement à son Dieu et lisant dans sa Face les jugements qui la dirigent, en sorte qu'elle demeure dans Sa paix.

Lorsque cette âme retourne parmi les hommes et les choses humaines, elle y porte un visage si plein de joie et de douceur sous l'huile embaumée de la charité, qu'en tout ce qu'elle fait, sa bonté apparaît. Mais par la vérité et la justice des jugements qu'elle a lus dans la Face divine, elle semble étrange et terrible aux hommes impurs. Et lorsque ceux-ci voient que tout en elle est conforme à la vérité, ils voudraient fuir devant la puissance de l'a­mour, tant elle leur semble dangereuse et redoutable. - Quant à ceux qui sont prédestinés à cet état, à l'union, d'amour, sans en avoir atteint la plénitude, ils ont en main la puissance de l'éternité, mais elle n'est pas mani­festée encore, ni à eux-mêmes ni aux autres. (…)

 

Lettre XIX. La guérison de l’homme. (…)(154)

Qui veut goûter cet Amour véritable,

dans la quête ou la découverte

ne doit suivre ni voie ni sentier.

Errant à la recherche de la victoire d'Amour,

par monts et par vaux, au-delà

des vaines consolations, des peines, des tourments,

hors des chemins de la pensée humaine,

le puissant cheval d'Amour l'emporte.

Car la raison ne peut comprendre

comment l'amour par l'Amour voit au fond de l'Aimé,

et comme il vit libre en toute chose.

(…)

Lettre XX. Les douze heures mystérieuses.

[Ce petit traité n'a rien d'une lettre missive : c'est une para­bole spirituelle…]

(158) La nature d'où procède le véritable Amour a douze heures a travers lesquelles nous le voyons sortir, puis retourner à lui-même. Et lorsque l'Amour revient ainsi, il réintègre en soi ce qu'il a rapporté de ce périple : l'es­prit chercheur, le cœur assoiffé, l'âme aimante. L'Amour les jette dans l'abîme de sa puissante naturel, d'où il est ne et dont il se nourrit. C'est ainsi que les heures innom­mées reviennent à la nature inconnue. L'Amour est reve­nu à lui-même et jouit de sa nature au-dessus de lui-­même, au-dessous de lui-même et autour de lui-même. Et tous ceux alors qui n'ont pas atteint cette expérience, ont pitié des âmes tombées dans l'abîme (de l'Amour), qui doivent oeuvrer, vivre et mourir selon l'ordre de l'Amour et de sa nature terrible.

La première heure innommée, parmi les douze qui en­traînent l'âme dans la nature de l'Amour, est celle de sa manifestation : l'Amour se révèle et nous touche à l'improviste, sans qu'on l'ait demandé - alors même qu'on est le plus loin de soupçonner sa noblesse, et com­me sa nature en elle-même est puissante. C'est pourquoi une telle heure à bon droit s'appelle « innommée ».

(159) La deuxième heure innommée est celle où l'Amour fait goûter la mort violente à notre cœur - le fait mou­rir sans expirer, malgré que l'âme ait connu l'amour peu de temps jusque la et soit à peine passée de la première à la deuxième heure.

Dans la troisième heure innommée, l'Amour apprend à l'âme comment on peut vivre et mourir avec lui, et lui fait comprendre qu'on ne saurait aimer sans beaucoup souffrir.

Dans la quatrième heure innommée, l'Amour fait goûter à l'âme ses jugements secrets, plus profonds et plus ténébreux que l'abîme. Il lui fait comprendre comme on est malheureux sans amour. Et pourtant l'âme ne (160) connaît pas encore l'essence de l'Amour. Cette heure est bien dite innommée, où l'on apprend les jugements de l'Amour sans le connaître encore.

La cinquième heure innommée est celle ou l'Amour enlève à eux-mêmes l'âme et le cœur. L'âme sort de soi, elle se quitte et quitte l'Amour, pour entrer dans l'essence de l'Amour. Elle perd alors son étonnement [Ce stade de la vie contemplative oit cesse l'étonnement, est signalé plusieurs fois par Ruusbroec], sa crainte devant l'obscurité des jugements divins, elle oublie les peines de l'amour. A ce stade, elle ne connaît plus rien de l'Amour, sinon l'acte d'aimer. Ce semble un abaisse­ment et ne l'est point. Mais cette heure de nouveau est bien dite innommée : alors qu'on est le plus prés de la connaissance, on connaît moins que jamais.

La sixième heure innommée se trouve en ceci, que l'amour méprise la raison, tout ce qui est en elle et tout ce qui s'y rattache. Car ce qui appartient à la raison (commune) est opposé à la nature de l'amour, elle ne peut rien lui donner et rien lui prendre. La noble raison de l'amour est un flot montant sans trêve et sans relâche.

La septième heure innommée, c'est que nulle chose ne puisse demeurer dans l'amour et que rien ne puisse le toucher, sinon le désir. Cette touche est le secret de l'amour, elle naît de l'amour même. Car l'amour est (161) toujours désir et se dévore lui-même, sans cesser pourtant d'être en lui-même parfait. L'amour peut demeurer en toute chose. Il peut demeurer dans le soin charitable du prochain, mais ce soin ne peut demeurer dans l'amour. Dans l'amour rien ne peut demeurer, ni compassion, ni bonté, ni humilité, ni raison ni crainte, ni discrétion ni mesure, ni aucune autre chose. L'amour habite en toutes ces vertus ou activités, il les alimente mais ne reçoit lui­-même aucun aliment que de sa propre essence [L'amour est dans les vertus, les actions, les oeuvres ; rien de tout cela n'est dans l'amour : l'âme ne fait rien qu'aimer.].

Dans la huitième heure innommée, la nature de l'Amour se fait connaître en son visage [le visage (aanschijn) de l'Amour ; en néerlandais comme en français, le mot désigne étymo­logiquement l'objet de la vision. - C'est l'un des mots de Hadewijch qui ont été repris par Ruusbroec, celui-ci leur donnant un sens plus précis et leur assignant une place déterminée dans sa conception systématique de l'ascension intérieur], comme la suprême merveille. Mais alors qu'en d'autres êtres le visage est ce qui se révèle le mieux, il est dans l'Amour au plus haut point secret, car il n’est autre chose que l’Amour en lui-même (…)

 

Lettre XXII. Les paradoxes de la nature divine.

(168) Celui qui veut comprendre Dieu, savoir ce qu'Il est en son Nom, en son Essence, doit être tout à Dieu, si totalement en vérité qu'il soit privé de soi. Car la charité ne requiert pas ce qui est sien [Cor. 13, 5 : Caritas non quaerit quae sua sunt. Hadewijch ajoute une antithèse à l'assertion de saint Paul : la charité ne réclame pas ce qui est à elle - l'amour ne veut que lui-même ; mais les deux affirmations, en apparence opposées, expriment le même désin­téressement. - Charité chez Hadewijch, qui emploie le terme latin, désigne généralement le dévouement au prochain, tandis que l'amour (Minne) est la passion spirituelle tournée vers Dieu même.], et l'amour ne veut rien d'étranger à lui-même. Qu'il se perde donc, celui qui veut trouver Dieu et connaître ce qu'Il est en soi. (…)

La raison illuminée intime quelque notion de Dieu aux sens intérieurs, leur apprenant qu'il est admirable et par la-même redoutable, terriblement suave en son Essence, qu'il est tout à tout être et tout en chacun. Il est au-dessus de toute chose et n'est pas élevé ; il est au-dessous d'elles (169) et n'est pas abaissé ; il est en elles et n'est pas circonscrit ; il est hors d'elles et cependant compris.

Il est au-dessus de toute chose et n'est pas élevé, c'est-­à-dire qu'il exalte et ne cessera d'exalter sa Nature sans mesure. Etant cela même qu'il exalte, il est sublime sans être élevé. (…)

(174) Mais ce que l'on en prend de fait, est moins qu'un atome par rapport au monde entier ; ce qu'on a de Dieu est infime, en comparaison de ce que l'on pourrait avoir si on se fiait à lui et qu'on le voulait en vérité. (…)

(175) Ceux qui suivent la première voie, selon laquelle il nous a donné sa nature, vivent ici-bas comme dans le ciel : ils s'appliquent à l'amour sans peine, avec dévotion, jouissance et délices, car ils peuvent avoir celles-ci sans beaucoup d'effort.

Les autres, qui suivent la voie selon laquelle il a livré sa substance, vivent au contraire en enfer, et ceci vient de la redoutable sommation divine. Ce qu'ils ressentent est terrible : leur esprit conçoit la grandeur de cet abais­sement (avec le Fils), mais la raison ne peut la com­prendre. C'est pourquoi ils se condamnent eux-mêmes à toute heure ; tout ce qu'ils disent, tout ce qu'ils font leur semble insuffisant et leur esprit ne croit pas qu'il puisse atteindre la grandeur admirée. Ainsi leur cœur demeure privé d'espérance et cette voie les conduit en Dieu très avant : c'est le grand désespoir qui les mène au-delà de (176) tous les remparts et de tous les passages gardés, dans la ferme vérité.

Enfin ceux qui suivent la troisième voie, celle ou s'incline l'éternité, vivent comme en purgatoire. Ils brûlent incessamment de désirs intérieurs, parce que tout (l'Etre divin) est incliné vers eux : la bouche est ouverte, les bras sont étendus et le riche cœur est prêt. L'expan­sion terrible rend le fond de leur âme si profond et si vaste que rien ne peut la combler. Et Dieu, en s'ouvrant ainsi pour eux sans mesure, les somme à toute heure de dépasser leurs facultés. Car de son bras droit, il embrasse tous ses amis, ceux du ciel et de la terre, dans une richesse débordante. Du gauche il embrasse tous les étrangers, qui doivent venir à lui à cause de ses amis, avec leur foi pauvre et nue…

 (178) … Ceux qui vont aux profondeurs divines par la voie du purgatoire, habitent la terre de la sainte colère. Car ce qui leur est donné ou confié est vite dévoré par le désir toujours béant. Ce qui fait croître constamment la colère de l'âme, c'est de connaître par l'esprit intérieur ce qui reste de Dieu, ce qu'elle n'a pas encore de lui, en sorte qu'elle n'est pas rassasiée. Voilà la colère de l'âme. Mais il est une colère plus intime encore en certaines âmes, dont je ne veux pas parler.

Puisqu'on pénètre en lui par lui-même, par le ciel, par l'enfer et le purgatoire, Dieu n'est pas enclos - et demeure pourtant intérieur à tout ce qui est.

Le quatrième point, c'est que Dieu est en-dehors des êtres et cependant compris. Il est en-dehors, puisqu'il ne repose en rien que dans le flux inépuisable de son flot impétueux qui entoure et dépasse toute chose. (…)

…lorsqu'il eut attiré à lui tous les êtres, il voulut les glorifier avec lui-même, comme (181) il le dit alors : Père, je veux qu'ils soient un en nous, comme vous et moi, nous sommes un [Jean 17, 21]. Ceci est la suprême parole d'amour entre toutes celles que nous lisons dans l'Ecriture.

 

Lettre XXVIII. Fruition de la Trinité dans l’Unité.

Entre Dieu et l’âme bienheureuse qui est devenue Dieu avec Dieu, règne une charité spirituelle (…) (206) elle sent en elle-même comme Dieu est son ami avant toute peine, en toute peine et par-dessus toute peine, oui, au-delà de toute peine, dans la foi envers le Père. Et cette tendre amitié fait naître la haute confiance ; dans la haute confiance une juste suavité ; dans la juste suavité la vraie béatitude ; dans la vraie béatitude une clarté divine. Alors elle voit et ne voit pas. Elle voit une vérité subsistante, effluente et totale, qui est Dieu même dans l'éternité. Elle se tient prête, Dieu donne, elle reçoit. Et ce qu'elle reçoit est cer­titude, esprit, tendresse, merveille au-delà de toute com­munication. Elle doit rester immobile en silence dans la liberté de cet excès 3. Ce que Dieu lui dit alors des hautes merveilles spirituelles, nul ne le sait sinon le Dieu qui le lui donne, et l'âme qui est spirituelle comme Dieu au­-dessus de tout esprit.

 

Lettre XXIX. Ne souffrir rien que de l’Amour.

(…) (214) … Ma raison illuminée, qui dès la première révélation de Dieu en elle-même a été mon guide, m'a montré ce qui manquait à ma perfection comme à celle des autres ; cette raison illuminée depuis son éveil m'a désigné ma place, m'a conduite vers le lieu ou je dois jouir de mon Bien-Aimé, selon la noblesse de mon dépassement, dans l'unité.

Ce lieu de l'amour, que la raison illuminée m'a mon­tré, est tellement au-dessus de toute pensée humaine que j'ai compris ne plus devoir jamais goûter bonheur ni peine en chose grande ou petite, sinon seulement en ceci que j'étais créature humaine et que j'éprouvais l'Amour - que je l'éprouvais dans mon cœur en aimant, mais sans pouvoir l'atteindre en sa Déité, sinon dans la priva­tion de toute fruition.

 Ce désir sans jouissance de la jouissance d'amour, que l'Amour m'a inspiré sans cesse, a été mon tourment et ma blessure, dans la poitrine et dans le coeur, in armariolo et in antisma [note : Ces deux mots latins ont défié jusqu'ici les interprètes]. Armariolo désigne l'artère du cœur la plus intérieure, avec laquelle on aime, et l'antisma est (215) le plus intérieur des esprits par lesquels nous vivons, ce­lui qui éprouve les plus profondes passions.

J'ai pourtant vécu avec les hommes en toutes les oeuvres que je pouvais accomplir à leur service. Ils m'ont trouvée toujours prête en leurs nécessités, mais je regrette qu'on ait rendu ceci public. Vraiment je fus avec eux en toute chose, depuis que Dieu m'a fait goûter le tout de l'Amour, j'ai ressenti aussi les besoins de chaque créa­ture humaine, selon son état. Avec sa Charité, j'ai senti et voué à chacun l'affection dont il avait besoin. Avec sa Sagesse, j'ai éprouvé sa miséricorde et j'ai compris combien il faut pardonner aux hommes, comme ils tom­bent et se relèvent, comme Dieu donne et reprend, comme il frappe et guérit et se donne lui-même en tout cela gratuitement. Avec sa Sublimité, j'ai ressenti les fautes de tous ceux que j'ai entendu nommer ou que j'ai vus. Et c'est pourquoi j'ai toujours porté depuis lors avec Dieu les justes jugements, selon le fond de sa vérité, sur nous tous. Avec son Unité dans l'Amour enfin, j'ai toujours éprouvé depuis lors la perte bienheureuse (de moi-même) dans la fruition d'amour, ou la souffrance d'en être pri­vée, et j'ai connu les voies du juste amour, les œuvres qu'il accomplit en Dieu et dans les hommes.

J'ai donc vécu selon tous ces états dans l'amour et j'ai agi avec justice envers les hommes, si gravement qu'ils me fissent tort. Mais si je possède tout ceci dans l'amour par mon être éternel, je ne le possède pas encore dans la fruition en mon être propre.

 

Lettre XXX. L’appel réciproque de l’Amour.

(…) (220) … Celui qui veut se vêtir et être riche, être uni avec la Déité, doit s'orner de toutes les vertus dont s'est revêtu et orné Dieu lui-même lorsqu'il s'est fait homme : et ceci doit commencer par l'humilité que Notre Seigneur a montrée d'abord. Car il fut privé de toute consolation étrangère, ne recevant aucune exaltation ni de sa no­blesse, ni de ses vertus, ni de ses ouvres ni de sa puis­sance, qui pourtant le mettaient au-dessus de toute créature : il ne s'est pas élevé jusqu'au moment où Dieu l'a élevé au ciel dans l'appel terrible et admirable de l'Unité. Nous vivons ici-bas sous le règne de cet appel, qui nous intime de vivre selon la Trinité. A nous donc de nous rappeler à nous-mêmes la requête de l'amour et de l'accomplir de tout notre zèle pour atteindre l'Unité, seul terme de notre exigence et de l'amour divin.

 

Lettre XXXI. Toute-puissance de l'abandon.

Ah ! Chère enfant, la meilleure vie qui soit est bien celle-ci : s'appliquer à satisfaire Dieu dans l'amour et se fier à lui par dessus toute chose. Rien n'approche de Dieu comme la confiance, lui-même l'a dit à une âme prier vraiment n'est autre chose qu'avoir pure confiance en lui, s'en remettre à lui dans un total abandon, croire (228) à ce Tout qu'il est. « Les hommes, dit-il (à cette âme), ne me connaissent pas comme je suis dans ma Divinité ils me servent par le jeûne, les veilles et toutes sortes d'oeuvres ; et c'est après avoir fondé sur cela leur espoir qu'ils s'abandonnent à moi. Mais rien ne me gagne com­me le parfait abandon de la noble confiance. C'est la soif de ton âme qui me livre à toi tel que je suis. En voulant satisfaire à cette soif, tu grandiras en grâce et me devien­dras pareille : nous aurons la même mort et donc la même vie, un seul amour étanchera notre soif commune. »

Je vous fait part de ces paroles bienheureuses, que le Seigneur a prononcées afin de fortifier votre foi, pour que vous y pensiez et compreniez que l'abandon de la confiance est la perfection suprême, par quoi l'homme donne à Dieu la plus haute satisfaction.

Je veux vous éveiller ainsi à la suprême liberté de l'amour, car j'ai rêvé naguère que vous vous rallieriez à mon signe, et je vous en conjure maintenant, j'y tiens plus qu'a toute chose. Hâtez-vous dans la vertu et le juste amour, veillez à ce que Dieu soit honoré par vous et par tous ceux que vous pouvez aider, par votre zèle, votre peine, votre conseil et tout ce que vous saurez généreu­sement donner.

 

ANNEXE 7. Texte parallèle de Ruusbroec :

Dans la fruition, nous sommes oisifs (ledegh) : c'est l'œuvre de Dieu seul, là où il dépouille d'eux-mêmes tous les esprits aimants, les transforme et les consomme dans l'unité de son Esprit. Là nous sommes tous un seul feu d'amour, qui est plus que tout ce que Dieu a jamais fait. Chaque esprit est une braise ardente que Dieu allume au feu de son amour abyssal. Et tous unis, nous sommes une seule ardeur brûlante, inextinguible, avec le Père et avec le Fils dans l'unité de l'Esprit-Saint, là où les divines Personnes trépassent dans l'unité de leur commune Es­sence, dans cet abîme sans fond de la simple béatitude. Là, il n'y a plus ni Père ni Fils ni Esprit-Saint, ni aucune (261) créature, mais une seule Essence, substance de ces divines Personnes. Là, nous sommes tous un et incréés en notre sur-être (notre être en Dieu de toute éternité). Là toute fruition est accomplie et parfaite en essentielle béati­tude. Là, Dieu en son être simple est sans opération, éternel repos (ledegheit), ténèbre sans mode, EST innom­mé, suressence de toutes les créatures, béatitude simple et sans fond de lui-même et de tous les saints.

ANNEXE 15.  Texte parallèle d’Eckardt :

(274) Mais dans l'essence, il n'y a pas d'opération l'âme en son essence n'opère pas, car les facultés par quoi elle agit émanent du fond de l'essence, mais dans le fond même les moyens sont réduits au silence ; il n'y a plus là que repos : c'est le lieu de la naissance divine où Dieu prononce son Verbe. - Ce fond par nature ne peut rien recevoir, en effet, que le seul Etre divin, sans aucun moyen. Dieu est là dans l'âme comme tout et non comme partie : il pénètre l'âme dans le fond : nul ne touche le fond de l'âme sinon Dieu même.

Trad. anglaise

Now understand the deepest essence of your soul, what « soul » is; Soul is a being that can be beheld by God and by which, again, God can be beheld. Soul is also a being that wishes to content God ; it maintains a worthy state of being as long as it has not fallen beneath anything that is alien to it and less than the soul’s own dignity. If it maintains this worthy state, the soul is a bottomless abyss in which God suffices to himself; and its own self-sufficiency ever does finds fruition to the full in this soul, as the soul, for its part, ever does in him. Soul is a way for the passage of God from its depths into his liberty; and God is a way for the passage of the soul into its liberty, that is, into its inmost depths, which cannot be touched except by the soul’s abyss. And as long as God does not belong to the soul in his totality, he does not truly satisfy it.

The power of sight that is created as natural to the soul is charity. This power of sight has two eyes, love and reason. Reason cannot see God except in what he is not; love rests not except in what he is. Reason has its secure paths, by which its proceeds. Love experiences failure, but failure advances it more than reason. Reason advances toward what God is, by means of what God is not. (...)...  Fathomless longing, which is hidden from all things; that is only for the fruition of love. (...) To gain it the soul must be nursed with motherly care, in the joy of the blessedness of great love, and disciplined by the rod of fatherly mercy ; moreover it must cling inseparably to God, read its judgments in his countenance, and thereby abide in peace. (86-87)

By your whole life, then, you should gaze fixedly at God with the sweet eyes of single affection, which always seeks the service of the Beloved with delight. That is, you should contemplate your dear God cordially, yes, much more than cordially, so that the eyes of your  desire, both together, remain fixed to the countenance of your Beloved by the piercing nails of burning encounters that never cease. Then for the first time you can rest with saint John, who slept on Jesus’s breast. And this is what they do who serve Love in liberty; they rest on that sweet, wise breast and see and hear hidden words. (88)

If anyone allowed Love to conquer him,

he would then conquer Love completely.

I hope this will be your experience;

And although we are waiting long for the event,

Let us thank Love for everything.

He who wishes to taste veritable Love,

Wether by random quest or sure attainment,

Must keep to neither path or way.

He must wander in search of victory over Love,

Both on the mountains and in the valleys,

Devoid of consolation… (89)

...have compassion, and do not abandon anyone in need. People think that if they acted thus they would lose all - their property, and their peace, and everything they might obtain. Thus they prefer their own peace to that of others. You, however, must keep yourself so naked before God, and so despoiled of all repose outside of him, that nothing can ever satisfy you but God alone. And if this is not the case, you should feel as much pain for his sake as a woman who cannot bring her child into the world. / So it is with those who love: they can neither have fruition of Love nor do without her, and this is why they live in anguish and are ruined. (93)

This is how we court the Beloved : as long as we do not possess him, we must serve him with all the virtues. But when we are admitted to intimacy with the Beloved himself, all the things by which service was previously carried on must be excluded and banished from remembrance. (...) When we love the Beloved with love, we must exclude all the rest and have fruition of Love with all the promptings of our heart and all the surrender of our being and stand ready to receive the exceptionnal wisdom the loving soul can win in love. For this the powers of our soul and all the veins of our mind must always stand ready, and toward it our eyes must always gaze; and all the floods of the sweet flood shall all flow through and into one another. So must love live in Love. (94)

[…….] 

 



[1] Hadewijch d’Anvers, Poèmes des Béguines, trad. par Fr. J.-B. P[orion], Seuil, 1954 ; Hadewijch, Lettres spirituelles, Béatrice de Nazareth, Sept degrés d’amour, trad. par Fr. J.-B.P[orion], « Ad Solem », C. Martingay, Genève, 1971 ; Hadewijch the complete works, trad. C. Hart, Paulist press, 1980.

 

Copyright 2012 Dominique Tronc